Le serrurier

Assis sur le perron, l’agent attend le serrurier. Adossé à la porte témoin, il lit Oblique, au soleil teinté de nuages gris, un livre que sa libraire a absolument tenu à lui vendre, lui promettant remboursement si ça ne lui plaît pas.

Drôle d’histoire, de faire venir un serrurier pour une maison témoin. Le local en ville a été forcé, ordinateurs et clés ont été volés. Les clés, il fallait y penser, mais ont-ils les adresses ? Par précaution élémentaire, le serrurier va donc changer treize serrures chez des clients, pour un coût qui entamera les précieux pourcentages, tout le temps passé à lire des livres compliqués, à regarder des films anciens, à raconter quelque chose de neutre et plein d’une vie future à venir sur les placards de la cuisine ou sur les tringles à rideaux. Gloire aux collègues qui gardent les clés sur eux, dans leur boîte à gants, ou tout simplement dont les tiroirs précautionneusement fermés n’ont pas été forcés, par manque de temps ou d’ambition.

L’agent immobilier arrête de lire, regarde les feuilles déjà mortes de l’automne pas encore venu qui recouvrent la pelouse témoin. Il se dit que ce signe funeste, à proximité, qui plus est, si le regard continue de courir, du cimetière témoin des collègues voisins, n’est pas très bon pour la vente. Il y a, ici, un besoin de vie immobile, bien sûr. Si seulement il était possible de présenter tout ça dans une saison témoin… Il se lève et va pousser les feuilles du bout du pied. Mais la tâche est insurmontable. Les arbres en sont encore plein. Il faudra appeler quelqu’un. Un spécialiste de la feuille perdue.

Le ciel se libère un peu, puis se couvre à nouveau. Le serrurier arrive enfin, fait craquer le bois en assurant que ça ne se verra pas. L’agent a l’impression qu’il va transformer entièrement la maison témoin avec cette serrure qui, venue tout droit du magasin de serrures, n’est pas du tout témoin, mais unique. La serrure est la seule pièce de cette maison qui ne sera pas à l’identique dans les différentes occurrences qui seront vendues et construites sur des terrains qu’il est possible de rendre identiques à ce terrain témoin. C’est là un vertige difficile à éviter. L’agent a un peu peur, il tremble, il ne sait pas s’il pourra surmonter cette vision qu’il n’avait jamais eue jusqu’à présent : il n’existe pas de serrure témoin.

Il rouvre le livre, pour s’occuper en attendant, se remplir.

« Oh voilà, c’est bon, allez ! »

Et le serrurier donne la nouvelle clé en soupirant à l’agent, et s’en retourne dans la ville aux portes forcées, aux clés oubliées et perdues.

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avec un extrait d’Oblique, de Christine Jeanney. Editions publie.net.