Âmes sensibles s’abstenir.

 

15/01/2025 5H24

Mal dormi. Cauchemars.

Frère. Chat et chaton. Maisons. Une à moi ? Oui, une à moi. Mais Doudou ne veut pas y venir. Il va dans toutes les autres sauf la mienne. « Tu peux venir chez moi, tu sais, tu es mon chat après tout ! (ou plutôt, dans les mots, « je suis ta propriétaire après tout ! »)», gentiment, gentiment. Un autre chaton s’approche, noir, braillant. Le temps qu’il arrive, il croise une ouverture au sol grande assez juste pour lui. Curieux, il s’y penche. Je n’ai, nous n’avons, pas le temps de le rattraper. Il est tombé dedans. Je vois ce conduit comme un conduit de pompiers, je sais qu’il y a de l’eau dedans. J’essaye d’y mettre le bras, je n’y arrive pas. Je lance à mon frère, qui est censé avoir un bras deux fois plus gros que moi, d’y mettre le sien. Il s’exécute. Il cherche, tatonne.  On entend le chaton miauler. Puis au fur et mesure, l’eau le submergeant, on n’entend plus que des bulles d’air relâchant ce qu’il reste de ses cris. Réveil. En sueur.

Mon portable me dit qu’il fait moins quatre degré dehors. Je m’inquiète pour Agatha, la gardienne féline de la maison, elle est sortie vers les 3h30 du matin, il est 5h43 et tout est gelé. Il n’y a pas de vent, ce qui donne un froid sec d’hiver, sain, endormant tout, mais tout de même.

J’y suis presque. Jusqu’ici, quand je pensais cette locution, j’avais une sensation urgente d’arriver quelque part où je devais être, pensant parfois  à cette chanson de Jacques Brel. Pas aujourd’hui, il s’agit plutôt d’un endroit où je ne veux surtout pas être.

Agatha est rentrée au moment de choisir les chansons. Il est 6h07.

J’ai moins peur. Je crois ?

Lecture en boucle de la deuxième, son à fonds au casque pour que ça pénètre bien par tous les pores.

« A chaque fois surnuméraire ». C’est quoi cette phrase ? Qu’est-ce qu’elle fout là ? Il avait besoin d’une rime à ce point-là ? A h o u i…i lle fait rimer avec solitaire. Y’avait plein d’autres rimes pourtant.

« il m’arrive de penser, le plus sincèrement du monde, qu’il suffirait que les Zautres m’écoutent pour que. Sincèrement ! j’y crois…A mon petit corps défendant, « on » a été élevé comme des sous-merdes, mais quand même, par rapport à ce qui pouvait exister en dehors des murs de La Maison,…en gros « on » était la crème des sous-merdes… »

Mais il est où, ce con-là ? Et pourquoi penser à  lui maintenant ? Hier ? Demain ? Je pensais avoir réglé ce dossier il y a longtemps. J’y suis pour quoi, moua ? C’est pas ma fôte à moua !

Ou alors quand on s’en va, on y revient.

C’est quoi cette chanson que ma souris m’a mis dans l’oreille ???

C’est qui Alain Turban ?

C’est quoi un Poulbot ?

A h b o n o k…

C’est quoa que je voulais zécrire déjà ?

Agatha est ressortie. Mais je n’ai plus peur déjà. Je crois ?

 

 

Abandon, vulnérabilité

 

Ok.

 

Et sinon, on fait comment ?

 

Ce sont celles qui excitent le plus.

 

Ok.

 

Et sinon, on fait comment ?

 

Ce sont celles qui poussent vers une extrême irritabilité, qui peut elle-même mener jusqu’à l’agressivité.

 

Ok.

 

Et sinon, on fait comment ?

 

Ou à l’inverse, vers une extrême sensibilité et un repli sur soi.

 

Ok.

 

Et sinon, on fait comment ?

 

Vous serez d’accord avec moi pour dire que ces peurs, tout le monde les connait…

 

…mouais. Plus ou moins quand même. Mais admettons.

 

 

 

Ecrire, c’est organiser !

A h b o n m o u a i s p l u s o u m o i n s q u a n d m ê m e. Mais admettons.

Evidemment, si je faisais pareil en cuisine, je ne m’en sortirai pas. Quoique.

« -On se débarrasse de la pâtisserie en premier pour l’examen !

-Mais ! on ne se « débarrasse » pas de la pâtisserie !!!

-Non, mais tu as compris ce que je voulais dire, Alex. »

Agatha est ressortie, je n’ai pas trop peur, je crois ?

« -c’est vrai qu’une fois j’ai commencé une mousse au chocolat vers 11h30, Blanche a pas aimé… ». J’ai menti, ce n’était pas 11h30 mais 13h30, on n’avait pas eu grand-monde à midi et je me suis sentie entre deux de faire une mousse. Sauf que. Ils étaient tous arrivés juste pendant que je montais les blancs !!! Blanche a pas aimé, elle s’est retrouvé un peu seule. Pourquoi avoir menti sur l’heure ?

Il est 6h51.

Qu’est-ce-que je voulais écrire déjà ? Quelle était l’urgence ? Ah, oui.

Il fait moins quatre degrés dehors, mon grand frère est peut être mort de froid dans les rues de Bordeaux ou d’ailleurs hier, aujourd’hui ou demain. Ce n’est pas de ma faute.

Ce n’est pas de ma faute si j’ai réussi mes études là où il n’a même pas passé ses examens. Ce n’est pas de ma faute si j’arrive à faire des sauces là où il a essayé de faire une formation cuisinier sans y arriver. C’est pas de ma faute si j’ai un toit et qu’il n’en a pas. C’est pas de ma faute. S’il meurt. Là. Dehors. Seul. J’y crois ?

C’est pas de ma faute si ma mère m’a avoué sans le vouloir qu’elle m’avait aimé au moins les six premiers mois de ma vie et que j’arrive à vivre dessus depuis tout ce temps.

J’imagine qu’il n’a pas eu la même chance. Il n’a pas eu les six premiers mois de sa vie dans les bras de sa mère aimante. Même si que après. On aurait pu croire qu’il avait plus de chance, en fait non. Premier fils, prunelle des yeux, héritier de la couronne imaginaire. Là où je n’étais qu’un valet de pied de qui on n’attend rien.

Frère jumeau à quatre ans d’écart, je sais que cette petite phrase « s’ils m’écoutaient, ça irait quand même vachement plus droit », je sais que cette petite phrase est un poison. Lent, à dissolution complète dans l’organisme. Si on n’y prend pas garde. Je ne suis pas encore hors zone. J’y travaille.

entre deux sifflements crépitations

Je vais me tricoter une grande veste.
Je vais me tricoter une grande veste de glycine américaine qui est plus petite que les autres et moins show off
Je vais me surjeter et me point-de-rizer du schisandra pour avoir des clochettes rouges et blanches qui se font passer de loin pour des cerises
J’aurai des poches d’érable deshojo qui veut dire face empourprée en japonais, mais ventrues, en gueules de sabots de vénus
Mon dos sera piqueté de pousses de bégonia qui souffre d’avoir un nom de plante de vieux
Et de pousses d’hosta plus grand dedans, cherchant le dépliement
Les clématites me couvriront les bras avec leurs aiguilles à torsades
Mon col sera bordé de lancettes pourpres de passiflore au printemps car ce sera une veste de printemps
Le jacquard des pattes de kangourous sera difficile à faire à cause des bouches velues d’orchidées qui s’ignorent, mais j’aurais le choix de la couleur, rouge orangée et la multiplicité de jaunes, ou encore le violine qui coule bleu
Je m’assiérai sur la terrasse
Le merle et la merlette atterriront brutalement, comme des sauvages, et leurs pattes sur le sol feront top, top, ratop, ratop, vers la gamelle de croquettes pour chat
Dans mon feuillage d’heuchères, corail, chocolat, caramel, bronze, vert salade, je dirai à la merlette qui n’hésite pas à s’approcher juste à mes pieds comment vas-tu ? parce que j’aurai vu la plume presque blanche un peu défaite sur son aile gauche
J’attendrai que les pois de senteur majestic blue sortent de terre et s’enroulent sur les branches tortueuses du saule tortueux le bien nommé
Le géranium presque noir et dentelé ne m’agressera pas
La feuille d’acanthe blanche sera douce avec moi, et molle sous mes doigts comme du caoutchouc
Le cœur de marie montrera qu’il sait faire une forme en forme de quelque chose que les humains connaissent, par bonhommie
L’abutilon sortira ses lampions à jupettes, mais pas tout de suite, d’abord minuscules lanternes éclairées à l’avance
Je me demanderai quoi faire des pucerons sur les naissances si tendres des feuilles de camélia, je ferai semblant de ne pas voir que je ne les ai pas tous enlevés en y passant mon pouce et, en tant que divinité géantissime je me dirai que certaines vies ont de la chance, et puis je ne saura pas quoi faire du problème d’être cheffe décideuse et dominatrice, tout comme je ne sais pas quoi faire d’autres problèmes de chefs autrement plus nuisibles que les pucerons
Solanum pourpre et morelle laciniée ne sauront pas qu’ils sont de la même espèce, quasiment identique à une teinte près, ils feront le jersey du côté droit et du côté gauche de ma veste asymétrique
Je ne saurai pas faire les diminutions
Je ne saurai pas compter les mailles
Je ne saurai pas que le rosier liane de banks avait soif avant d’avoir vu ses feuilles abattues, désarmées, je me précipiterai mais il sera trop tard
Revivre ça n’existe pas
S’en soucier oui
Je préviendrai qui veut que le sophora twist baby prépare de la musique visuelle
Il lance des gouttes brunes deux par deux sur certaines de ses branches desquamées, grises, et l’écorce en dessous sort couleur d’olive
Chaque goutte va s’amplifier et s’accentuer en masque de médecin de la peste
Éclater jaune
Sentir la vanille
Les gens diront : c’est comme des becs de perroquet, je dirai oui ça y ressemble, les gens diront : il y en a tant ! je dirai oui, mais je ne sais pas ce que veut dire cette musique, est-ce qu’il est très heureux dans son pot, ou est-ce que, parce qu’il se sent mourir, il veut donner tout ce qu’il peut avant la fin ? je dirai oui mais je ne sais pas interpréter ce que je vois
Un jour ma veste sera morte
Ma veste de printemps
Ma veste de vent et de déflagrations qui s’entendent de loin
Le mot déflagration est un petit contenant, trop petit pour contenir les râles d’agonies
Ça vibre au loin, c’est tout près
Les ondes courent dans le sol, sous les cailloux de la terrasse
Les échafaudages ne tiennent pas
Ou alors pas longtemps, pas plus longtemps qu’une fleur de cobée cet été, un clignement de l’œil
Je me résoudrai à coudre pour assembler dos et devants et poches et manches de ma veste de printemps avec du seringat et de l’arbre au faisan, et pour cela j’utiliserai la technique du point invisible, mais rien n’est invisible même si tout disparaît
Est-ce que j’ai encore la place au creux des emmanchures de ma veste de printemps pour la plante des fées ? ses feuilles sont raides, piquantes, pointues, teigneuses, pas faciles à approcher ; ses fleurs sont comme un chapeau, celui du joker dans un jeu de cartes, ou bien celui du fou du roi, mais elle s’en fout des fous, et le fatsia aussi, qui monte un étage de feuilles à la fois méthodiquement
Sous l’apparence du fouillis, ma veste de printemps est méthodique
J’entends la double note des mésanges qui disent attention, ou viens là, ou où es-tu, ou je te connais, ou un message plus compliqué et attentif aux modifications
Ce que j’entends ne m’est assez souvent pas accessible
Le rouge-gorge saute d’un pot à l’autre en sachant où il va
N’est pas gêné par les moineaux, il n’y en a pas
À chaque fois c’est pareil, je me dis qu’ils sont tous morts, ou bien morts de peur et cachés
Et je suis soulagée quand ils reviennent, ternes, discrets

Seul au salon

L’agent est venu pour rien. Ce matin, une alerte attentat a dissuadé les clients de venir en masse. Deux couples très renfermés ont fait la visite commune, au lieu de dix. Et ça a été tout.

Il est resté, lui, dans le salon, où la télé plus fausse que vraie est pourtant secrètement branchée, il suffit de glisser un DVD dans son lecteur intégré pour s’en convaincre. Mais les DVD des étagères, sont des faux décevants : de vieux films, des classiques, vus et revus. Alors l’agent a apporté un câble HDMI pour brancher son ordinateur et se perdre en haute mer avec Robert Redford sur un yacht trop léger pour l’océan Indien.

Ça commence comme ici, se dit l’agent, avec un container de baskets, perdu et dérivant. Le commerce heurte, ici, l’internationalisation des guerres aussi. Quelque chose détruit autre chose. Container, kalachnikov, finance, religion ; quelles différences ? Film sans dialogue, la solitude est complète, même avec lui-même. Seul jusqu’au fond de lui-même.

Les agents qui se relayent en cette maison témoin pour la vendre en exemplaires démoulés d’une usine imaginaire à maisons ne ferment même plus à clé. Le temps ne passe pas ici, sans cuisine, sans cris, et la poussière toujours faite. Quelque chose ne passe pas, il suffit de revenir pour le constater. Mais l’agent ne sait pas ce que c’est. Il se sent couler dans un eau claire, qui devient sombre, ne sait pas si c’est un rêve. Il s’enfonce dans le canapé et l’ordinateur se met en veille, déconnecté des nouvelles du monde.

La balade sandwich

Une piscine debout (Google Street View)
Une piscine debout (Google Street View)

Quand il y a trop de bruit dans les murs, et qu’il fait beau comme aujourd’hui, l’agent prend sa pause déjeuner, après la visite de 14 h, dehors, en marchant avec son sandwich crudités-œuf (l’agent immobilier est végétarien). Il dépasse les piscines debout, plantées vides dans le sol herbeux, tristes témoins de baignades impossibles à imaginer dans ce bleu sec usé par les intempéries, et il arrive près du nouveau lot commercial de la zone. C’est un groupe de jeunes dynamiques qui l’a repris et aménagé avec goût. Ils sont beaux, en pleine forme et en pleine force, la femme de l’associé est enceinte, une joie du départ sédentaire irradie de leur coin de ZAC fleuri et fait sourire l’agent. Les marbres qu’ils ont choisi, rose, mauve, perle, taupe, noir brillant, agrémentés de jonquilles, patiences et même quelques bégonias fragiles et de messages d’espoir et de souvenir gravés d’or et d’argent, tout est une invitation à se perdre dans cette sorte de jardin-témoin qui conduit à leur bureau. L’agent est toutefois gêné, car si lui-même s’autorise la promesse d’une vie meilleure dans les huit pièces-témoin de sa maison, que peuvent-ils vraiment promettre de meilleur dans leur cimetière-témoin ? Les visiteurs ne connaissent pas cette fausse-mort mise en scène et fleurie, consultable sur catalogue gratuit à emporter, ils connaissent la définitive, mystérieuse, indicible mort d’un proche.

Et puis un couple âgé sort d’une berline cabossée, et entre dans ce jardin, ils sont tout sourire sur leurs beaux visages secs et fanés, ils regardent les tombes avec le même regard d’attendrissement anticipé que les jeunes mariés ont pour la cuisine et la chambre de la maison-témoin. L’agent ne comprend pas, mais ces vieux avec leur peau de feuille d’automne en plein printemps ont l’air apaisés de venir choisir comme ça, ce qu’on appellerait dernière demeure, mais qui est surtout derniers matériaux (marbre, bois, tissu) ; planifier et rêver l’attendu rêve éternel, parce qu’ici tout est calme. L’agent ne termine pas son sandwich, le jette dans une des urnes-témoin avant de filer discrètement derrière la haie de persistants quelconques, et s’éloigne, « la mort, c’est pas mon business », prétend-il à voix haute tout en allumant une cigarette.

 

Cimetière-témoin (Google Street View)
Cimetière-témoin (Google Street View)