Un appartement de la banlieue parisienne dans les années 1980, chez « tata Aïcha ». Ce n’est pas ma tante, c’est celle de mes sœurs. Ce n’est pas non plus la tante de mon frère. C’est la sœur de Ben. Elle est marié à un homme si vieux qu’il ne se lève plus de son fauteuil. Elle a un œil au beurre noir. Sur sa peau marron, ça fait étrange, comme un maquillage de mythe expliquant la double nature des choses. D’ailleurs elle est habillée comme un personnage de conte arabe, elle joue comme si elle était dans le hara d’un grand seigneur omeyyade ou abbasside. Rétrospectivement, je vois un peu ma sœur dans ce qu’il me reste d’images de tata Aïcha. Même si ce n’est pas ma tante, c’est celle de mes sœurs. Ce n’est pas non plus la tante de mon frère. C’est la sœur de Ben. Ben est le père de mes sœurs, mais pas notre père à mon frère ou à moi. On est trop blancs pour ça.
Le salon marocain est en L le long des murs de la salle principale de l’appartement. Les adultes se sont assis dans le L, se faisant face et se parlant de choses d’adultes. Le tissu des banquettes est aussi riche que la tapisserie est déjà pauvre.
La table est entre eux tous pour accueillir les collations éternellement fraîches et présentes, et le thé à la menthe toujours, toujours prêt à être servi en allongeant le geste au-dessus des petits verres sans en mettre une goutte à côté.
La caméra ne s’attarde pas sur eux, mon frère l’avait à peine allumée, on en voit que quelques dos assis sur des poufs en cuir.
Il se fait un petit travelling le long de la banquette pour arriver sur sa cible. Un corps d’enfant, le mien, posé là, seul, un peu plus loin. Il en étouffe déjà quelques rires…des plantes vertes un peu plus loin semble avoir plus de vie que ce petit corps. En y repensant, je crois que c’était la première fois que je m’essayais à la catatonie sans en connaître le mot. Ne rien faire, ne pas bouger, respirer à peine pour survivre, les bras qui semblent se détacher et vouloir couler sur le sol. Les yeux fixes sur rien.
Il continue son travelling en appelant mes sœurs « discrètement » pour qu’elles le rejoignent. Il garde le petit corps aussi inerte qu’il le peut au centre de l’image. Puis il recule pour prendre la distance nécessaire, qui ne peut ni ne pas être ni être autrement pour profiter au mieux.
Le micro sur la caméra capture tout bruit, tout mot, tout pouffement. Au centre de l’image, le petit corps ne bouge toujours pas. Je crois que j’avais réussi à totalement m’anesthésier.
« hey…je vous donne 5 francs si vous allez mettre une claque à Alexia… ? allez… ! »
On entend les petits rires des deux petites filles. C’est Ilhem qui y va. Elle s’est toujours faite avoir.
Sur l’image on voit le petit corps d’une enfant de 4 ans qui court en direction du petit corps inerte d’une enfant de 10 ans, s’arrêter devant, mettre une claque au visage, et revenir en courant.
La main droite du petit corps inerte de l’enfant de 10 ans ne devait pas être assez anesthésiée, elle se lève, se colle à l’endroit du choc, le regard se tourne vers l’œil de la caméra au moment où les rires du frère éclatent et remplissent la bande-son. Puis la main, le bras, le petit corps de l’enfant de 10 ans reprend sa position, sans aucune larme, sans avoir ouvert les lèvres, sans avoir essayer de se défendre. A quoi bon ? Personne n’a rien vu. Ou plutôt tout le monde a vu. Et personne n’a rien dit. Alors, a quoi bon ?
Tout le petit corps de l’enfant de 10 ans s’est remis en position. Je crois que ce jour-là, j’ai réussi quelque chose. Je cours peut être derrière depuis.