Vendredi 3 Résister (carte postale)

 

 

 

 

 

Il avait été institué que le billet viendrait le vendredi – la semaine dernière déjà on avait failli – mais la maison, alors que deviendrait-elle ? En dehors du lotissement,on craignait pour sa vie : elle n’était à l’abri de rien, cette vie – en dehors du lotissement, heureusement on ne s’y aventurera pas – n’empêche on craignait pour sa vie, et celle de ceux qu’on aime, ils ne sont pas là, à l’autre bout du pays, de la Terre même, ils ne sont pas là – on aurait donné sa vie pour des idées cependant – ou alors pour la leur – mourons pour des idées mais de mort lente disait le poète – on aurait donné sa vie pour quoi, d’ailleurs ? je me souviens que je me posais la question dans la nuit noire du camp de Royalieu lors de mon service militaire soixante dix sept août durant la garde je me souviens de cette époque : sa vie, pour quoi en faire ? Militaire ? Nous entrerons dans la carrière quand nos aînés n’y seront plus (quand nous aurons cassé la gueule à nos aînés racontait Léo) – la patrie ? Une maladie qui frappe au hasard – on se mouchait dans son coude, tu te rappelles ? Les messages des radios, l’internet qui ne marche que mal, le tourbillon des idées noires, des fleurs du printemps – c’est aujourd’hui ou quoi ? Non, non, pas question de cesser, dès que possible, retourner au charbon – respirer, souffler – inspirer, restez chez vous, rester chez soi – la maison est vide, il me semble mais je n’ai pas regardé – c’est vrai qu’ils ont fermé les cinémas – ils ? On se perd en conjecture sur le genre de celles – et ceux – qui instaurent des principes de précaution – la grippe espagnole après la première guerre mondiale, ce monde tentait de se remettre de ses gaz et de ses millions et millions de morts – Venise, cette superbissime cité lacustre, la place Saint-Marc vide et seuls des pigeons y stationnent – la Salute splendide construction à laquelle on accède depuis la piazzetta par un pont de barques une fois l’an, sur ses plus d’un million de pilotis désormais calcifiés, la Salute érigée en remerciements à Marie pour avoir protégé la ville de l’épidémie de peste – le tiers des Vénitiens d’alors s’en était allé retrouver dieu – la Salute protégera-t-elle la ville ? – comment se ferait-il que nous autres, du haut de notre superbe, du haut de nos indices, de nos indicateurs, de nos bourses et de nos banques resplendissantes d’ors et d’argent, d’actions, de bons du trésor, d’obligations et de titres, comment se pourrait-il que nous puissions être détrônés par ce truc invisible, nos poumons, nos artères, notre sang lui-même, comment cela serait-il simplement envisageable ? On nous aurait menti ? On s’en serait pris à notre confiance ? Allez, il y a cette chanson, Polnaref qui montrait son arrière-train dénudé, tu te souviens, qui faisait « dans la maison vide dans la chambre vide je passe ma vie à écouter cette symphonie qui était si belle et qui me rappelle» je ne sais plus quoi, tu te souviens ? Moi oui – enfin un peu – chanter aux fenêtres, bien sûr, s’invectiver d’un côté à l’autre de la rue, rire pour ne pas pleurer ? Ne pas succomber en tout cas, rire encore oui, pourquoi pas, un jour, couleur d’orange sans doute – dans le lotissement, la maison est là, bardée de ses papiers-peints, meubles de carton, vue de Papeete au mur du salon – peut-être pas quand même, mais on est libre chez soi de n’en faire qu’à son goût – la maison[s] témoin ne sera pas interdite – une musique, une chanson douce, quelque chose de l’émoi, de la tendresse – vendredi sur la terre et dans son jardin quelques fleurs

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