j’ai vieilli, j’achète toujours de vieilles photographies dans les brocantes, mais je ne les vois plus comme avant, plus comme le temps figé d’un moment disparu, une seconde d’il y a longtemps à prendre avec soi en ressentant une sorte de nostalgie, de l’inconnu, de ce qui est défait, ce sentiment qu’on a en ramassant un coquillage ou un fossile avec l’idée que d’autres mains les ont touchés, on les garde un peu dans sa poche parce que c’est du concret, concrètement la tendresse spécifique pour ce qui n’est plus, ou ce qui n’a plus de propriétaire, les enfants des enfants éparpillés, ou loin, ou morts, ayant dû se débarrasser de cartons de souvenirs stockés dans un grenier qu’il faut vider, dans une grange mise en vente, et la photo encadrée d’une première communiante dont personne ne connaît le prénom ou l’avenir part dériver, moi je vieillis, alors je ne vois plus la photo instantanée telle qu’elle est, je vois un condensé, une carte de migration italienne ou espagnole ou d’autre part, et avant ça, je vois d’abord le ‘avant ça’ – il y a un texte de Toni Morrison je crois qui raconte une mère préparant un repas pour son enfant devenu adulte, et qui imagine voir arriver ce même enfant à tous les âges de sa vie, poupon, bébé, quatre ans, huit ans, dix ans, adolescent, des dizaines de versions de cet enfant à la porte de chez elle, entrant et l’embrassant, et elle imagine lui servir son plat préféré, le plat préféré de chacun des âges de sa vie, elle sort des dizaines d’assiettes qu’elle sert sur la grande tablée où sont installés tous ses enfants contenus dans un seul corps – c’est ce que je vois maintenant sur les vieilles photographies, des dizaines et des dizaines de femmes augmentées des dizaines et dizaines de leurs mères et pères, couseuses, tisseuses, à découper, forger, lisser, pétrir, ajoutées aux dizaines de milliers d’espérances, de croyances, de désirs et de déflagrations maintenant serties dans une plaque de verre de deux millimètres d’épaisseur avec les cartes du monde, les cartes de la faim et de la soif, les cartes des secousses et des barbelés, les cartes des mots gentils, des jets de pierre et des arbres enlacés – on a nommé Sagittarius A* le trou noir au centre de notre galaxie, il avale toutes les sources de lumière, il doit condenser toutes les plaques photographiques aussi
merveille les assiettes pour tous les âges de l’enfnt contenus en lui
oui, c’est très beau et ça m’est resté, le truc c’est que je ne sais plus dans quel livre elle l’a écrit (ma tête est poreuse)