— Les murs gris, ou écaille d’œuf, ou taupe.
— Et quelle couleur pour les rideaux ?
— Gris, ou écaille d’œuf ou taupe.
— Les meubles de cuisine ?
— Gris. Ou écaille d’œuf. Ou taupe.
— Les canapés ?
— Gris, ou écaille d’œuf. Ou taupe.
— Les tables basses ?
— Gris. Ou écaille d’œuf, ou taupe.
— Les bibelots ?
— Gris ou écaille d’œuf, ou taupe.
— Excusez, ma question va sans doute vous paraître bien naïve, mais il y a une raison ?
— Une raison ?
— De choisir le gris, l’écaille d’œuf ou le taupe, constamment ?
— Mais oui. Les couleurs ont une histoire. Ce ne sont pas des organismes innés, ou atones (haha). Il ne faut pas croire que les couleurs soient des données valables à prendre au pied de la lettre. À envisager sans considération pour la masse de ce qu’elles véhiculent. Bien sûr c’est d’une complexité de l’ordre du non-dit, du non-déterminé ou de l’approximativement inconcevable. Mais, malgré tout, nous devons rester vigilants.
— Euh, oui… Pouvez-vous approfondir ?
— Par exemple, l’alliance, au demeurant fort réussie, entre noir, blanc et rouge. Ne croyez pas qu’il est possible de passer outre. De prendre ça à la légère.
— Ça quoi ?
— L’alliance entre le rouge, le blanc et le noir. C’est très joli bien sûr. Ça pète, comme on dit. Mais historiquement, ce sont les couleurs du nazisme. Lorsqu’on a le choix, je veux dire vraiment le choix, est-ce qu’on peut, est-ce qu’on va s’autoriser ces couleurs-là, les trois ensemble ?
— Oui, non. Alors donc, ce choix délibéré du gris, ou du taupe, ou de l’écaille d’œuf, ce serait sous l’impulsion d’un mouvement antinazi en quelque sorte ?
— Ce que je veux dire, c’est que rouge, blanc et noir, sont des couleurs dangereuses. À manipuler délicatement. Un peu comme ces substances chimiques aux propriétés explosives. De même que la question du bleu est compliquée. Pendant longtemps, dans l’histoire de l’humanité, on n’a pas eu de mot pour désigner le bleu. C’est une couleur très primaire, primitive même, au sens où elle fait appel à des forces qui nous sont inconnues, de grands mouvements de fond qui bouleversent, des entités qui nous échappent, une extravagance d’espace. Une ouverture vers l’incommensurable… Le jaune, c’est la traîtrise, le péril. Le vert l’inaction. On ne badine pas avec les couleurs.
— Ah. On se demande comment il y a eu des artistes.
— Des fous. La seule explication.
— Et donc, ces trois couleurs, précisément ?
— Le gris est passe-partout. L’écaille d’œuf est sans intention. Le taupe indistinct. Tout le monde peut se les approprier.
— Ah oui.
— Par « tout le monde », j’entends tous les clients potentiels d’une acquisition immobilière avec combles aménagés spécial investisseurs. N’importe quel passant lambda est en mesure d’aimer le gris, l’écaille d’œuf et le taupe, parce que c’est élégant, élégamment impersonnel, une élégance qui ne s’abaisse pas à faire remarquer qu’elle est impersonnelle, indistincte, sans intention et passe-partout.
— Et le rouge ?
— Là, c’est sanguin. C’est moderne, c’est violent, c’est conflictuel, c’est chaleureux. C’est fatigant au fond. Et les gens viennent aussi acheter ici pour se reposer… Allons dehors. Quand vous faites visiter le jardin, n’hésitez pas à insister sur la qualité de l’espace sonore.
— Et visuel !
— Et visuel, certainement.
(les combles sont à aménager ou ils le sont déjà ? ) (j’ai manqué une étape ou je n’ai pas bien lu le catalogue) (on peut les visiter, je suppose ?) (en tout cas pour le choix des couleurs c’est parfait – originalité, bon goût, distinction : tout y est)